dimanche 28 février 2016

Le parlement sensible


Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je ne ferai pas mine d'être impressionné de me trouver là devant vous et de prendre la parole à cette tribune. J'ai vécu des choses autrement éprouvantes, vous pouvez me croire.
Nous ne sommes plus que sept et nous avons laissé le sort désigner celui qui serait l'émissaire du groupe. C'est tombé sur moi.
Apprendre votre langage n'a pas été bien difficile, ne sommes-nous pas réputés pour nos talents d'imitateurs ? Mais, je ne suis pas venu pour vous distraire ou vous amuser, ce temps là aussi est révolu, le spectacle est terminé, rideau.
Nous ne sommes plus que sept, cinq mâles et deux femelles. Nous nous sommes toujours montrés pacifiques avec vous, il fallait vraiment que vous enfonciez le bras dans notre terrier pour que nous consentions à vous mordre, ou que vous tombiez tout rôtis entre nos crocs quand vos corps jonchaient vos champs de bataille et que le grand ménage nous était confié. Nous ne sommes pas venus vous chercher, nous ne vous avons pas pris en chasse, c'est vous toujours qui avez ouvert les hostilités. Vous avez brandi vos fouets, vous avez lancé vos harpons, vous avez épaulé vos fusils. Partout vous nous avez traqués, votre Majesté, mesdames, messieurs.
La forêt la plus sombre où nous avions notre repère, vous y avez jeté la lueur de l'incendie, vous avez sculpté dans l'eau l'escalier qui vous a conduits au fond des plus insondables abysses où nous avions notre refuge, vous vous êtes hissés sur la canopée et vous avez laissé derrière vous les papiers gras de votre pique-nique. Vous avez gravi le sommet de la montagne abrupte où nous avions bâti notre nid, vous vous êtes glissés dans les galeries où nous avions enfoui nos larves, vous nous avez pris le tronc creux et le madrépore, le buisson et la rivière, il ne nous reste que l'arc en ciel.
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas là pour vous attendrir, votre compassion, du reste, nous est aussi pénible que vos prétendues caresses, quand vous nous gratouillez le crâne avec l'ongle quand vous nous flattez la croupe. Je ne suis pas là pour les mamours. Je ne suis pas venu non plus vous supplier, vos intérêts sont engagés et je n'ai rien à faire valoir contre de tels enjeux, je ne vais donc pas me fatiguer à pousser mon cri, je ne soulèverai pas une charge cinquante fois supérieure à mon poids, je n'effectuerai pas un bond de douze mètres, je ne prendrai pas la couleur de ce pupitre et vous ne verrez pas davantage scintiller mes écailles.
D'ailleurs, ce n'est pas cela en nous qui excite votre convoitise. Monnaie de singe pour vous, nos trésors, et si vous nous avez braconnés, harponnés, exterminés, si nous ne sommes plus aujourd'hui que sept -deux femelles et cinq mâles- mesdames, messieurs, c'est pour vous vêtir de nos plumes. Vous voulez notre ivoire et notre ambre, notre corne râpée met du piment dans votre morne sexualité.
Il fallait nous le demander gentiment, nous l'aurions volontiers enfoncé nous mêmes dans vos fentes en profitant de nos trois tonnes lancées à cinquante kilomètres à l'heure, nous vous aurions découvert d'autres orifices à plaisir bien profond. Évidemment, je conçois bien que nos performances en ce domaine ont de quoi vous éblouir, mais voyez, nos portées multiples, nos engendrements fabuleux, ne suffisent pas à compenser les coupes sombres opérées par vos carnages. Vous nous tranchez les mains pour en faire des cendriers, vous arrachez nos épines pour vos mikados, nos dents pour y sculpter vos idoles à bedaine, et vous vous offusquez encore quand parfois nous vous mordons la fesse.
Mais je ne suis pas venu pour vous menacer, grand Sachem, votre Honneur, très Saint Père. Pardonnez-moi, je ne suis pas encore au parfum de toutes vos simagrées, votre présence excite plutôt les réflexes défensifs de ma glande anale, mesdames, messieurs, et toi aussi Sérénissime Altesse. Je me défends plutôt, je ne vous menace pas. Vous n'avez pas besoin de notre rostre ni de nos griffes pour vous déchirer de haut en bas. Je vous dois cette justice, vous ne vous ménagez pas non plus. Vous toussez avec nous dans le nuage produit par votre cerveau en surchauffe, vous avez mis le feu au ciel, la banquise se défait, nous dérivons sur cet iceberg qui ne sera bientôt plus assez gros pour rafraîchir votre whisky. Chacune de vos seigneuries crachent plus de fumée qu'un volcan et vous avez le front de justifier vos éradications en nous traitant de nuisibles ou de parasites.
Or, qui est le plus contagieux, dîtes-moi ? Nous mourrons de vos grippes, la tremblante de l'homme nous décime sur nos cimes… Mesdames et messieurs, vos mains sont d'implacables cisailles, des fossiles camarades, la forêt recule quand vous apparaissez, vous lui faites peur. Le désert progresse sur vos talons, vous semez du sable derrière vous pour retrouver le chemin de votre maison vide, de votre jardin mort, de votre solitude.
Je suis venu rugir, barrir, hululer à cette tribune, pour vous sauver, parce que vous nous inspirez de la pitié, savez-vous ? Parce que nous sommes bien placés pour vous représenter l'horreur d'un monde sans nous, ce lugubre enclos réservé à l'espèce humaine dont vous êtes en train de forger les grilles. Voilà un zoo qui va manquer de visiteurs. Il vous faudra compter sur le seul ténia. Ah ! vous finirez par l'aimer, faute de grives. Vous donnerez un petit nom charmant à votre ver solitaire, il y aura les années en " a " et vous le nommerez Astor, Alcide, Anatole, et les années en " p ", ce sera Pibou, Pancho, Pépin. Le monde sans nous, votre Excellence, mesdames, messieurs, essayez un peu d'en prendre la mesure sans l'aigle ni le cheval, sans les dix mètres du serpent python. Vous pensiez sans doute que notre point de vue comptait pour rien, mais qui a pesé les fruits dans les arbres, pourtant ? Qui possède parmi ses organes sensibles, le radar, le sonar et la boussole ? Qui sent venir l'ouragan, qui pousse le premier cri quand la terre se fend, et qui a exploré le fond des mers, qui connaît le goût des feuilles du jujubier ? Je ne crois pas vous avoir jamais vus dormir sous l'herbe autrement que morts, mais dîtes-moi si je me trompe. Vous savez si peu de choses de ce monde. Vous n'avez jamais dansé avec une algue, vous ne pouvez pas même imaginer l'aventure que c'est de vivre dans une fleur.
Il m'en coûte d'être ici, de contraindre mon larynx à former ces syllabes qui, déjà collées les unes aux autres comme ceci ou comme cela, ont été proférées par tant de discoureurs, ces phrases sinueuses qui savent servir une cause et son contraire, la thèse et l'antithèse avec le même entrain.
Moi, je préfère feuler en me faufilant entre les racines et les lianes, nul ne se méprend sur le sens de mes interventions. Mais j'ai l'impression que je ne peux user de votre langue sans devenir spécieux, hypocrite et manipulateur, que le mensonge est inhérent à son principe. L'étymologie me conforte dans cette idée, vos mots cachent ce qu'ils veulent dire, ou ils l'ont oublié, ils se sont transformés, adaptés sans cesse comme s'ils n'avaient aucune vérité à préserver et à défendre. Ils ont renié tour à tour leurs significations transitoires pour étayer ponctuellement une nouvelle imposture.
Comment pourrais-je me faire entendre dans ces conditions et qu'allez-vous comprendre ?
J'aurai peut-être du m'en tenir à ma première idée.
Oui, j'aurais sans doute du me présenter là devant vous, mesdames, messieurs, simplement, et hurler à la mort.
 
Éric Chevillard
" Rapport parlementaire "

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